Du chemin Roxham au  tapis rouge

L’histoire commence à Port-au-Prince avec des parents en quête de jours heureux pour leur enfant. Elle s’est poursuivie dans une jungle où des migrants risquent leur vie dans l’espoir d’en décrocher une meilleure. Rien ne laissait présager qu’elle aboutirait un jour de printemps sur un tapis rouge à Montréal.

C’est l’épopée fabuleuse de Rayan Dieudonné, enfant vedette du film Kanaval d’Henri Pardo dont la première montréalaise aura lieu le 25 avril. Ceux qui ont déjà vu Rayan défiler sur le tapis rouge du Festival international du film de Toronto en costard cravate auraient pu imaginer que cet enfant acteur qui crève l’écran a grandi dans la ouate. La réalité, c’est que Rayan, enfant du chemin Roxham qui a fait la périlleuse route des migrants en 2018, revient de loin. D’un univers sans strass ni paillettes tissé de courage et de ténacité.

Rayan avait 6 ans quand il est arrivé au Québec en décembre 2018 avec sa mère et sa petite sœur après avoir traversé la jungle du Darién et dix pays dans des conditions extrêmement dangereuses. L’émouvant film Kanaval dont il est le héros raconte l’histoire d’un enfant haïtien comme lui arraché à son île en proie à la violence de la dictature en 1975 et déposé sur une étrange planète appelée Canada.

« Ça ressemble à votre histoire ? », ai-je demandé d’emblée à la mère de Rayan, Pascale Louis Jeune, qui m’a accueillie à Laval, où la famille a récemment déménagé.

La mère de 41 ans, préposée aux bénéficiaires qui obtiendra son diplôme d’infirmière auxiliaire au lendemain de la première de son fils, a fait non de la tête.

« Ça ne ressemble pas à notre histoire. C’est notre histoire. »

Une histoire à la fois dure et belle d’exil, de résilience et de recommencement.

***

Pascale Louis Jeune a quitté Haïti en 2015, trois ans après la naissance de Rayan, pour aller retrouver son mari David qui travaillait au Venezuela.

« Je regardais Rayan et je me disais : “Chez nous, il n’y a pas d’avenir pour mon fils, il n’y a pas d’espoir” », dit-elle en évoquant notamment l’insécurité et le manque d’accès à l’éducation en Haïti.

Rayan a pu aller à l’école au Venezuela. Pascale est tombée enceinte. Rapidement, la petite famille a vu ses espoirs d’une vie meilleure dans ce pays s’effriter alors que le Venezuela sombrait dans une grave crise, entraînant un exode.

Un jour, son mari a entendu parler d’un chemin qu’empruntent les migrants pour aller aux États-Unis et au Canada. En juillet 2016, deux mois après la naissance de leur fille Jad, il a tenté sa chance le premier, laissant derrière lui sa femme avec leurs deux enfants.

Le voyage a été parsemé d’obstacles, notamment aux États-Unis, alors dirigés par un Trump qui menaçait de renvoyer les migrants dans leur pays. Mais le père de famille a finalement réussi à déposer une demande d’asile au Canada.

Pendant ce temps, Pascale et ses deux jeunes enfants ont quitté le Venezuela, où la situation était devenue intenable, pour se poser au Brésil avec sa belle-mère.

À Montréal, son mari a commencé à travailler dans le secteur de l’alimentation. Le plan était que Pascale, Rayan et la petite Jad viennent le rejoindre le plus rapidement possible. Mais la mère avait peur.

« Avec Rayan et Jad qui était encore toute petite – elle avait un an et demi –, je me disais : “Est-ce que je vais y arriver ?” »

— Pascale Louis Jeune

Son mari a tenté de la rassurer. « D’autres personnes vont faire la route avec toi. »

C’est ainsi qu’un jour de juillet 2018, Pascale et ses deux enfants, de retour au Venezuela, ont pris ce que les migrants appellent « la route ».

« Je suis passée par pas mal de pays pour arriver ici. On a fait des chemins à pied, d’autres en bateau… On voyageait surtout la nuit. »

Pour tout bagage, la mère avait un sac à dos à l’épaule. Pour porter sa fille Jad, elle a suivi les conseils de migrantes africaines qui lui ont montré l’art de la porter en kangourou.

Le plus dur, c’était sans conteste la jungle du Darién, entre la Colombie et le Panamá, que les migrants doivent affronter à pied, traversant une forêt tropicale dense et des marécages.

« On rentrait dans la forêt. On entendait toutes sortes de bêtes, toutes sortes de cris. Il fallait essayer de marcher vite. »

— Pascale Louis Jeune

Rayan se rappelle le bruit des serpents. « J’entendais tsss… C’était bizarre pour moi, mais ça ne me faisait pas peur… Parce que je ne savais pas c’était quoi, un serpent ! », dit-il en esquissant un sourire.

L’enfant marchait avec confiance, sans jamais se plaindre, raconte sa mère. C’est lui qui la consolait dans les moments de découragement.

« Parfois, quand la route était difficile, il m’est arrivé de pleurer. Et Rayan me disait : “Non, manmi, il faut pas pleurer. On va trouver papi.” »

Mille espoirs, mille dangers

Sur la route parsemée de mille dangers, il arrivait que des habitants se montrent accueillants à l’égard des migrants. C’était notamment le cas au Panamá, où des Autochtones leur ont proposé un gîte temporaire.

« Ils nous ont fait signe et nous ont offert un endroit où dormir, se rappelle Pascale. On avait peur parce qu’on ne les connaissait pas. Mais au fond, c’étaient de bonnes personnes. »

Des migrants qui ont fait la même route ont raconté avoir croisé des gens moins bien intentionnés qui les ont volés. « Dieu merci, je n’ai jamais rencontré des gens comme ça ! », s’exclame la mère.

En plus des risques de chutes mortelles et de noyades dans la région du Darién, l’Organisation internationale pour les migrations rapporte des cas de violences sexuelles et d’enlèvements sur la route associés à des groupes criminels organisés.

Parmi les compagnons de route de la famille de Rayan, il y avait des migrants d’Haïti, de plusieurs pays d’Afrique, du Venezuela, de Cuba… Au sein du groupe, une certaine solidarité s’est créée entre les Haïtiens et les Africains. « Ils ont donné à Rayan et à Jad des pistaches et des sortes de bonbons avec des vitamines qui permettent de maintenir son énergie. Et quand je ne pouvais pas marcher, ils ont pris Rayan et ont marché avec lui. »

Avant de prendre cette route où, chaque année, des migrants meurent de déshydratation, la mère avait glissé dans son sac à dos une solution de réhydratation orale pour ses enfants. Mais c’est finalement elle qui en a eu besoin. « J’étais tellement faible. J’ai perdu beaucoup de poids. »

À la douleur physique s’ajoutait la crainte qu’il arrive quelque chose à ses enfants. Pendant un mois, la mère n’a pas fermé l’œil.

« Je ne pouvais pas dormir parce qu’il fallait que je surveille toujours les enfants. »

— Pascale Louis Jeune

Ce n’est qu’au Costa Rica, où la famille a pu se poser dans un camp de réfugiés, que Pascale a pu souffler un peu pour la première fois, avant de reprendre la route vers le nord jusqu’au Mexique. À Tijuana, la famille a passé environ une semaine dans un camp de migrants, avant de franchir la frontière américaine.

En Californie, après les formalités d’immigration, on a posé un bracelet électronique à la cheville de Pascale pour surveiller ses déplacements, le temps que son dossier chemine devant les tribunaux – une forme de surveillance électronique injustifiée, dénoncée par les organismes de défense des droits des migrants1.

Pascale et ses enfants ont enfin pu prendre un avion pour le New Jersey, où habite son frère. Après quelques semaines, la famille a pris le train jusqu’à Plattsburgh.

Sur la route, Pascale ne cessait d’entendre une voix émanant du bracelet électronique qu’elle portait au pied lui ordonner de retourner « dans sa zone ». Les migrants surveillés de la sorte doivent rester dans un rayon de 113 km (70 miles) de leur demeure et ne sont généralement pas autorisés à changer d’État. Mais elle n’avait pas fait toute cette route pour abandonner son rêve au dernier moment. Pour étouffer le son du bidule, elle a calfeutré sa botte avec des éponges.

De Plattsburgh, la mère a trouvé un taxi pour le chemin Roxham, en suivant les indications que lui avait données son mari. Juste avant de se diriger vers la frontière, elle a réussi à se débarrasser de son bracelet électronique à l’aide d’une petite pince. Elle est montée dans le taxi la cheville enflée, des papillons dans l’estomac, prête pour la dernière étape de ce long voyage.

C’était une nuit de décembre. Il faisait froid. La mère se rappelle la date comme si c’était celle d’une nouvelle naissance : le 11 décembre 2018.

Rayan s’était endormi dans le taxi. « Je lui ai dit : “Rayan, réveille-toi !” »

Dans un décor enneigé, le cœur battant, avec Jad dans ses bras et Rayan qu’elle tenait par la main, Pascale s’est avancée vers le chemin Roxham, en espérant très fort que cette nuit marque le début d’une nouvelle vie.

Son vœu le plus cher s’est réalisé.

« Ça va rester gravé dans mon cœur toute ma vie, raconte-t-elle avec émotion. J’ai vu un policier aller chercher une couverture de laine. Il a pris Jad dans ses bras. Il l’a enveloppée dans la couverture et est rentré avec elle. Il m’a dit : “Venez, madame.” On a mis un petit matelas au sol et on a fait coucher Jad. Et on a apporté à manger pour les enfants ».

Au bout d’une longue course à obstacles, la mère était épuisée, mais enfin rassurée. Elle a pu appeler son mari pour lui dire qu’ils étaient sains et saufs. Ils pourraient enfin le serrer dans leurs bras. Ils pourraient enfin construire leur nouvelle vie ensemble. Son petit Rayan, qui, en pleine jungle, avait séché ses larmes avec des mots d’espoir, avait eu raison d’y croire.

Le carrousel du courage

En écoutant sa mère me raconter leur parcours de Port-au-Prince à Montréal, Rayan avait l’air un brin étonné.

« Je me rappelle avoir marché dans une rivière avec des poissons. Mais je ne savais pas que l’on avait fait tous ces pays ! »

Grâce à sa mère Courage, capable de faire passer une longue traversée des Amériques pour une balade en forêt, le voyage lui a semblé plus court.

Installée dans le quartier Saint-Michel à son arrivée à Montréal, la famille a multiplié les efforts pour reconstruire sa vie. Pascale a très vite commencé à travailler dans une manufacture. Puis, à la Maison d’Haïti, qui a offert à sa famille un soutien inestimable, elle a entendu parler d’une formation pour devenir préposée aux bénéficiaires qu’elle a décidé d’entreprendre.

En novembre 2019, seulement deux mois après la naissance de son troisième enfant, Pascale a commencé à travailler comme préposée. Quatre mois plus tard, lorsque la pandémie a frappé, elle a fait partie de ces travailleurs essentiels que l’on a surnommés « anges gardiens », demeurés au front quand tous les autres désertaient. Elle a ainsi pu obtenir la résidence permanente pour toute sa famille.

Pendant ce temps, dès janvier 2019, Rayan a d’abord été envoyé en classe d’accueil avant d’intégrer son école de quartier l’automne suivant. « On était passés par tellement de pays que parfois il parlait espagnol, parfois il parlait portugais. Il parlait aussi créole, mais pas encore français », raconte sa mère.

Rayan écarquille les yeux, l’air de dire : « Ah bon ? » « Je ne savais pas que je parlais portugais ! »

L’enfant n’imaginait pas non plus qu’après un tel parcours, il allait devenir la star d’un film. Sa mère, encore moins.

En août 2021, Rayan, qui avait 9 ans, a été repéré par l’équipe du réalisateur Henri Pardo alors qu’il fréquentait un camp de jour de la Maison d’Haïti.

Lorsqu’il s’est rendu à l’audition, sa mère n’y croyait pas trop. Elle savait son fils timide. Elle ne l’imaginait pas retenir par cœur de longs textes. « Jouer dans un film, je pensais que ce serait trop dur pour Rayan. Je me disais : “Comment il va apprendre tout ça ?” »

Mais comme au cœur de la jungle, Rayan, lui, avait confiance. Le dernier jour d’audition, il a dit à sa mère : « Manmi, tu ne crois pas en moi ? Moi, je te dis qu’on va me prendre ! »

La mère avait l’impression que son fils avait lu dans ses pensées. Et c’est précisément ce talent qui a séduit le réalisateur de Kanaval Henri Pardo. « Il était un des plus gênés en audition. Mais on voyait que Monsieur était très intelligent. Il écoutait et captait rapidement tout ce que les adultes disaient. »

Une star était née.

Comme les deux parents de Rayan travaillent à temps plus que plein tout en s’occupant de leur petite famille, il leur était impossible de tout arrêter pour accompagner leur fils durant le tournage, dont le premier segment avait lieu en République dominicaine. Sans l’accompagnement précieux de Charles Bottex, alias Monsieur Charles, intervenant social au Bureau de la communauté haïtienne de Montréal, le rêve de Rayan n’aurait pas pu se réaliser, confie Pascale. C’est aussi lui qui a épaulé la mère dans sa volonté de pousser plus loin encore ses études pour devenir infirmière auxiliaire.

Cette semaine sera l’aboutissement de ces deux rêves. Alors que Rayan foulera le tapis rouge jeudi soir pour la première montréalaise de Kanaval, sa mère obtiendra son diplôme d’infirmière auxiliaire vendredi.

Durant le tournage, Monsieur Charles, 77 ans, dont la fille avait déjà donné des cours de piano à Rayan, a agi un peu comme le grand-père de l’enfant. Il a vu à quel point Rayan était investi dans le rôle principal qu’on lui avait confié. « Avec son coach, il a travaillé vraiment fort. C’était extraordinaire. »

Parfois, sur le plateau de tournage, alors qu’il était 3 h du matin et que tous les adultes étaient crevés, Rayan disait au cinéaste : « Henri, on la fait encore ? » « Du début à la fin, c’était lui, l’énergie du plateau. »

Lors de la première du film à Toronto, Pascale et Rayan ont pleuré à chaudes larmes devant une scène, miroir de leur vie, où on voit une mère haïtienne débarquant au Québec marcher dans la neige avec son fils, incarné par Rayan.

« Voir mon fils sur grand écran, c’est quelque chose », dit Pascale, émue.

« Peu importe d’où ils viennent, tous les immigrants vont se reconnaître dans ce film », croit Charles Bottex, qui a lui-même quitté Haïti pour le Québec il y a 53 ans.

« Si on regarde l’histoire de l’Amérique, il y a toujours des gens qui sont arrivés avec rien et qui ont fait leur chemin. C’est du monde courageux. »

Du monde comme Rayan et sa famille qui font tourner le grand carrousel du courage auquel ce film rend hommage.

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